Image l(‘)at(t)ente[1] : apologie des délais analogiques
La photographie n’est vue par la majorité que comme un art de la lumière. Abusivement, et à cause de son nom, ils négligent que, sans aucun doute, elle est au moins autant fille de la durée.
Mais, est-ce le véritable enjeu actuel de la photographie, et en ces temps où l’image numérique a failli submerger son ancêtre analogique, sauf à seulement subir les choses, il n’est pas indifférent pour les photographes de questionner leurs pratiques et leurs motivations. Pas tant, comme aux premiers moments de l’affrontement, pour dénigrer l’une ou l’autre, avec tout le capital de mauvaise foi que s’attribue l’ignorance. Mais pas non plus pour rester dans une passivité coupable ou une neutralité peureuse. Car il n’est pas uniquement question ici d’activités, de rythmes, d’effets et de produits, mais aussi de goûts, et surtout de valeurs. Ce n’est pas seulement le temps d’observer et de constater, mais bien celui de juger et, à défaut de choisir, d’organiser. Et puisqu’il est question de juger et de choisir, c’est aussi celui pour chaque photographe (ou consommateur de photographie d’ailleurs) de dire d’où il s’exprime. Pourquoi est-ce que je photographie – ou pas - ? Comment et à quel rythme ?
En ce qui me concerne, la photographie est d’abord et avant tout une pratique – la photographie – plutôt qu’un type d’objets – les photographies[2] -. C’est donc plus le temps de l’acte photographique[3] qui me captive alors que d’autres valoriseront[4] celui du laboratoire, du tri et de l’organisation, celui de la contemplation ou de l’accrochage de l’image aux murs d’un lieu familier…
Par ailleurs, et certaines de mes raisons seront visibles dans la suite de cet article, je suis et reste farouchement analogique. Mais qu’on ne se méprenne pas, il est question ici d’une inclinaison que je n’ai aucune intention d’imposer. C’est surtout, je l’avoue, le résultat d’un manque remarquable d’habilité face à un outil que d’autres arrivent à utiliser d’une manière toute différente. Et le simple fait d’avoir pris quelques photos, dans les années 60, avec un Kodak Box, ou d’avoir alors manipulé cette bobine enrobée de papier, n’ont sans doute pas encore libéré en moi tous leurs effets toxiques. Influence encore de la constatation quotidienne du remarquable niveau de fidélité, associé à une absolue stupidité de ces zéros et uns qui se suivent dans tout objet informatique[5].
Enfin, et cela n’est certainement pas indifférent à mon discours sur la temporalité, la photographie est devenue pour moi, au bout de bientôt quatre décennies de pratique, une activité construite et anticipée. Naissant longtemps avant l’acte de déclencher, elle continue à m’affecter bien après. Ainsi, à force de ne pas mitrailler, de ne pas doubler ou tripler mes clichés, à force de ne pas porter à tout bout de champ l’appareil à mon œil, je sais parfaitement que je me prive de la magie de l’accident, du plaisir de découvrir, au milieu d’une série, telle ou telle perle. Qu’à force de prétendre me mettre à l’unisson du monde, et du temps que j’y perçois, j’en suis sans doute devenu incapable de saisir celui qui s’y cacherait. Qu’on me permette de laisser à d’autres le temps de nous révéler celui là. Et de les en remercier.[6]
Pose/pause, latence, rituel
Cela dit, et pour en revenir à notre point de départ, penser la photo exclusivement comme une opération de capture de la lumière, c’est ignorer que ce que nous nommons « instantané » n’existerait pas si, précisément, il l’était. S’il n’avait cette épaisseur temporelle – minute, seconde, quart, demi ou millième - qui, seule, permet à la lumière de se glisser dans celle de l’émulsion[7]. C’est le temps de la pose/pause ? Bien cruel d’abord à nos lointains ancêtres. Harnachés. La nuque fixée pour qu’ils ne bougent pas. Exposés aux rayons ardents du soleil de midi par les Daguerre, Nadar et héritiers. Plus doux par la suite – physiquement au moins - quand les surfaces sensibles sont devenues plus rapides.
Cette durée qui, objectivement, était longue aux débuts est paradoxalement, et en particulier avec les travaux de Muybridge[8], devenue le prototype même d’un temps si court que l’œil ne peut le percevoir. Celui d’un sujet désormais capable de rester ainsi, jusqu’à l’absurde, arrêté en plein vol, ou d’un cheval figé au milieu de son galop.
C’est négliger aussi le caractère essentiel, dans l’invention de la photographie, de la découverte de l’image latente. Invisible, indétectable avec les moyens techniques du XIXème, elle est ce résultat d’une réaction physique (des cristaux d’argents modifiés par la lumière) qu’une réaction chimique (le développement) nous révélera bientôt. Et c’est là le temps d’une nouvelle attente, entre la prise de vue et le développement ; qui se répétera d’ailleurs une fois encore lors du tirage, entre l’exposition du papier sous l’agrandisseur et son apparition finale dans le bain du révélateur. Il y a là, pour la photographie argentique, une cryptographie. Et, pas uniquement, comme dans la photographie numérique, une écriture codée, incompréhensible sauf pour l’initié, mais bien, et littéralement, une écriture cachée. Une écriture invisible qu’il faut révéler. Le véritable mystère d’une image sympathique !
C’est ainsi le temps, délicieux ou terrible, de l’existence d’un objet précieux, détenteur de tous les secrets possibles. La photographie[9] ne serait-elle pas ainsi le seul art[10] qui ne donne rien à voir de sa figuration au moment où elle se réalise : le sculpteur, le graveur, le peintre eux laissent percevoir les traces de leur geste. Pas le photographe.
C’est ne pas tenir compte enfin du temps nécessaire à ces autres rituels indispensables à une certaine photographie, que l’on aurait bien tort de croire morte[11]. Ne parlons pas de l’installation de l’appareil sur son trépied – ne serait-ce d’ailleurs pas le même, ou au moins le cousin, de ce tripalium (un instrument de torture) qui a donné son nom au travail ? - . N’évoquons donc que l’apparition et la disparition du photographe derrière son appareil, voire sous le voile de la chambre technique. Mouvements du corps de celui-ci. Regards à travers l’optique… à côté d’elle… Echanges de paroles, de regards, avec le modèle. Ou bien silences. Regards encore. Ballet des assistants, maquilleuses, habilleuses, éclairagistes, lorsqu’il y en a. Ecartement d’une mèche de cheveu. Correction de la pose. « Ne bougeons plus. Le petit oiseau va sortir ! »
Et ce ne sont là que quelques uns des éléments qui disent la temporalité de la photographie. Et ce n’est pas pour rien que les photographes, l’un après l’autre, ne parlent pas seulement des images qu’ils ont faites (les photographies), mais aussi de celles-ci dans leur rapport au temps. Qu’ils mentionnent aussi les rythmes et délais de leur activité (la photographie).
La fin de l’attente ?
Mais ce régime de la pose a été décrié. Et sous prétexte de naturel, la prise sur le vif est devenue, depuis les années 70, la norme. Il ne serait de bonne photo que celle dont le modèle ignorerait (ou prétendrait ignorer) la présence du photographe. Ainsi, rétrospectivement, le vrai scandale pour le public du « baiser de l’Hôtel de Ville » (1950) de Robert Doisneau, n’a sans doute pas été celui du procès pour droit à l’image intenté par ses modèles près de cinquante ans plus tard, mais bien la révélation, à l’occasion de l’identification de ceux-ci, que cette photo avait été jouée (ou rejouée) par ses protagonistes. Crime capital contre une nouvelle orthodoxie postérieure au cliché ! A cause de cette image magnifique, Doisneau ne serait plus subitement ni photographe ni artiste, juste un faussaire et un escroc.
En même temps, et dès la commercialisation du polaroïd (1948), la latence de l’image n’a plus été perçue que comme un inconvénient. Incontournable certes… mais qui ne s’exprimait de toute façon[12] qu’en heures plutôt qu’en jours… Jusqu’à l’apparition du numérique… et à l’évaporation définitive de la latence[13].
Ne parlons pas du rituel… Nadar racontait déjà, à la fin du XIXème siècle[14], cinquante ans seulement après la diffusion commerciale de la photographie, l’anecdote de ce modèle qui, après avoir payé, s’en allait… et s’étonnait d’avoir, en plus, à perdre son temps à poser. La photographie n’était somme toute pas si moderne, puisqu’elle ne libérait pas totalement le temps de son sujet.
N’oublions pas non plus que le reproche de mitrailler, aujourd’hui fait aux photographes numériques, n’est pas neuf. Il n’y a plus grand monde pour se souvenir du temps où le photographe partait en reportage avec deux plaques photographiques. Mais le rouleau 24x36 d’abord - et son incroyable capacité de 36 vues, comparée aux 12 vues du 6x6 ou aux 8 vues d’un 6x9 -, le moteur ensuite, ont permis, il y a bien longtemps déjà, d’accumuler presque plus d’images qu’ils n’avaient le temps d’en voir[15].
Un faisceau de signes contraires
Mais l’histoire est aussi paradoxale, et ne s’écoule ni toujours harmonieusement, ni nécessairement dans le sens attendu.
Son absence de latence peut être un obstacle à l’adoption du numérique. Précisément à cause de ce retour, instantané, de l’image produite sur un écran (de mauvaise qualité), au lieu de l’inscription dans la seule mémoire de son auteur de sa version imaginée et mémorisée. C’est ainsi tout le cycle photographique qui s’en trouve bouleversé. Le photographe analogique visualisait[16] la scène, photographiait, et passait ensuite à l’image suivante. Le photographe numérique regarde, photographie, visualise son image sur l’écran, photographie à nouveau jusqu’à l’obtention d’un écho acceptable de son boitier. Il passe ensuite à l’image suivante[17]. Et c’est bien ici le temps et l’attente de la photographie qui sont à nouveau en cause.
Voyez aussi, à travers les galeries d’art contemporain, le retour au portrait posé. En 1972, la Biennale de Venise, en exposant les photos de Diane Arbus change au moins autant le statut de la photographie comme art, que notre vision de ce que sera, jusqu’à ce jour, un portrait artistique. La photographie devient ainsi durablement un art en exploitant un rituel emprunté à la peinture ; elle devient contemporaine en ressourçant du vieux. A Venise encore, et 35 ans après (2007), l’hommage fait à Malick Sidibé confirme l’actualité[18] de la pose/pause. Richard Avedon ou Rineke Dijkstra ne disent pas autre chose. La coprésence du photographe et de son sujet sont plus que jamais à l’ordre du jour. Et les signes en sont poussés jusqu’à l’extrême. Le coup de flash, hérité de Wee-Gee, ne dit rien d’autre que : « le modèle n’a pas pu m’ignorer ! » et « nous avons passé du temps ensemble ! ». Il est au moins question ici du temps du rendez-vous.
La vogue de l’autoportrait – à partir de la photographie féministe des années 70[19] qui en fait pour certaines photographes une pratique exclusive – ne dit pas vraiment autre chose. Le modèle déclare mériter du temps : celui du photographe, celui du spectateur, et celui de la société entière. Et qu’importe donc le photographe, le sujet se photographiera donc lui-même, posera/pausera pour et avec soi-même, prendra et se donnera tout le temps qu’il faut pour dire et se dire ; abolira et rejettera définitivement toute idée d’image prise ou volée pour ne faire voir que des images données.
Paradoxale enfin, la survie de l’argentique, que l’on disait enterré dès 2000. La photographie analogique semble bien vivante[20]. Derniers spasmes de l’agonie ? Pas si vite, déjà au début des années 80, certains enterraient le cinéma, que d’autres signes (la numérisation des salles de projection) semblent aujourd’hui mettre en danger à nouveau[21]. Même le grand format semble se porter mieux que jamais. Le public fait la queue à la BNF pour voir le premier grand projet du XXIème siècle de Raymond Depardon, une France saisie sur des négatifs de format A4[22]. Le matériel abandonné par les professionnels depuis longtemps est acheté, et utilisé, par les amateurs[23] ; et les constructeurs (dont certains européens d’ailleurs) n’ont arrêté ni la construction, ni l’innovation. Polaroïd survit après sa mort : un « projet impossible »[24] porté par l’intérêt manifeste de la communauté artistique. Et là où la standardisation semblait devoir régner en maîtresse, la concentration des producteurs s’accommode très bien de la production de toutes petites séries.
Des pratiques artistiques alternatives
Les pratiques artistiques sont ainsi, clairement, devenues le signe en même temps que le lieu d’une exploitation alternative du temps photographique.
Ainsi, le flou a d’abord été inévitable avant d’être supprimé par les différentes évolutions technologiques (des émulsions plus rapides aux optiques stabilisées). Il a été aussi le signe manifeste de l’authenticité pour un certain journalisme (pensons aux photos de guerre de Robert Capa). Il est devenu aujourd’hui une manière de se réapproprier la vie, en se réappropriant le temps par la "photographie floue [comme] un fragment de temps dont l'objet a brouillé l'empreinte, plutôt qu'un objet brouillé par le temps."[25]. Et ils sont nombreux ceux qui témoignent de cette capacité de la photographie, en enregistrant la durée plutôt que l’instant, de forger un autre temps: cumulatif (Michael Kenna[26]), impossible à imaginer (Amy Evans[27]). Jusqu’à arriver à nommer un nouvel ordre d’objets : les momentanés[28].
De même la pratique des procédés alternatifs, comme par exemple celui de la gomme bichromatée, invite au jeu avec la matière (« je suis comme un enfant jouant avec l'eau dans la boue ») et avec le temps (« L'image latente […] va se révéler après un dépouillement dans l'eau de peut-être plusieurs heures. ») qui « inclut une distanciation pour transformer le réel en image »[29]. Le laboratoire[30] est et reste plus que jamais le lieu de l’exercice du temps et de la patience.
Plus intéressante à analyser est la pratique d’artistes et de photographes contemporains qui exposent des films non-développés. Alain Marsaud[31], Khalil Joreige et Joana Hadjithomas[32], David Gagnebins-De Bons[33] sont du nombre. Volontairement, ces artistes font l’économie du développement. Ils ne prolongent pas seulement, indéfiniment, l’attente. Mais ils prennent aussi, délibérément, le choix de laisser lentement se faner cette image pour ne pas perdre une autre qu’ils se sont faits. "Retirer nos images du flux" (Joreige et Hadjithomas), "avoir la possibilité de croire que l'image parfaite s'y trouve. Pour le plaisir d'oublier complètement les sujets." (Gagnebins-De Bons), le prétexte ou la raison artistique et philosophique peuvent être variés. Mais en tout cas, ils remettent radicalement en cause les temps de la photographie. Le souvenir du souvenir efface la vision du souvenir, mais n’en est pas moins actuel, présent et vivant.
Ou bien, et qui à cette échelle pourrait croire à de la négligence, rappelons que Garry Winogrand laissait à sa mort près de 3.000 bobines non développées… Qu’une Vivian Maier[34], une inconnue, laissait non seulement 100.000 négatifs derrière elle, mais aussi 600 bobines non développées. Quelle relation ces auteurs avaient-ils à la photographie ? Pourquoi, comme le photographe moyen, ne s’empressaient-ils pas de déposer leur film au labo ? L’acte photographique n’a-t-il pas simplement chez eux remplacé jusqu’à l’attente, et la nécessité, de ses résultats matériels ? Attendaient-ils un demain pour les développer peut-être ? Ou bien le hier leur suffisait-il absolument ? Quel est aussi, dans ce contexte, le devoir moral des légataires de ces nouveaux rouleaux sacrés ? Les développer, pour rendre enfin visibles l’art et l’intention initiaux ? Ou les conserver intacts, comme des manuscrits jamais publiés[35] ? Et que reste-t-il alors : du mystère ? Ou tout simplement le vide ?
Que penser aussi des pratiques plus ou moins destructives du matériau photographique pendant ou après la prise de vue ? Vincent Micoud[36] « souhaitant [se] libérer des appareils photographiques qui imposent des manières normatives de faire des images […] réinvente une machine photographique ouverte, primitive, abstraite, non saturée par les automatismes… ». A l’aide d’une lentille, il brûle papier et film d’une bobine 120 non déroulée, et développe ensuite le film. Photographie ? Même détournés, désarticulés et réorganisés, les instruments et les processus sont bien là ceux de la photo argentique.
Que dire aussi des très patientes solarisations (une inversion des tonalités suite à l’exposition excessive à la lumière) d’un Chris McCaw[37], qui enregistre la course du soleil à travers le ciel. Un soleil noir s’étirant d’un bord à l’autre de l’image. Ne s’en satisfaisant pas toujours et poursuivant l’enregistrement de sa course sur l’image suivante jusqu’à le laisser disparaître du ciel. Ce qu’un Man Ray réalisait en allumant la lampe de sa chambre noire pendant une fraction de seconde, McCaw a besoin d’une journée entière pour le faire. Délicieuse attente encore.
Pensons enfin à la nouvelle mode du sténopé. Jamais mort, il est pour de nombreux photographes la forme ultime de libération ; esquive aussi de ce qu’il peut y avoir de dictatorial dans la perfection du photographique. La séance peut, par exemple, se résumer à un seul cliché, et ainsi libérer le photographe de sa charge dès qu’il est mis en boite. Comme dans le roman de Laurent Graff[38] il ne leur reste jamais « qu’une photo à prendre ». Avec ces boitiers élémentaires, et leurs temps de pose interminables, les sténopistes ne rejettent pas seulement l’instantanéité de la photographie moderne, mais aussi sa capacité à faire le récit de l’événement ; ils mettent au défi les histoires en même temps que l’histoire de la photographie.
Slow[39] ! Qu’il soit question de la « Journée mondiale de la photographie au sténopé[40] » ou d’une bien éphémère « Journée sans photographie »[41] (avec pour slogan « Celebrate the moment, don't document it ! »), vitesse et performance ne sont plus le critère. La photographie a le temps, et certains de ses plus illustres représentants se permettent même, au sommet de leur gloire, comme l’écrit Pierre Assouline de Henri Cartier-Bresson, de « prendre le temps de le perdre, et ne plus perdre sa vie à la gagner[42] ».
Un temps parfois surdéterminé par l’économique. La suprématie du numérique chez les professionnels ? Malgré les prix prohibitifs du matériel, un simple calcul d’amortissement (soit du temps et de l’argent) qui tient compte du prix des films et de leur développement ainsi que de l’annulation des délais de livraison[43] au consommateur final… L’utilisation des outils professionnels (appareils moyen et grand format) par les amateurs ? Une conséquence de ce qui précède, avec l’effondrement qui s’en est suivi du marché de l’occasion. Et le temps, précisément, est de moins en moins disponible pour le professionnel[44], il semble n’être plus l’apanage que de l’amateur !
Une culture du visible déterminée par les outils de vision
Avec une photographie qui est tout autant faite de temps que de lumière, la détermination des visibilités, du regardable et du photographiable, s’accompagne aussi de celle des temporalités. Mais la photographie n’est pas seule : d’autres instruments tentent de lui dicter ses normes. Aujourd’hui, informatique et télévision sont les instruments dominants du regard sur le monde.
L’usage que nous faisons tous de la touche « Supprimer » (delete) du clavier informatique, son extension au boitier photographique, nous fait envisager un monde discontinu. Il serait ainsi possible, du bout des doigts, d’effacer un événement. Et celui-ci n’importe pas plus que celui qui le précède ou le suit dans le flux des choses. La photographie argentique nous apprend exactement le contraire. Quelque chose s’est inscrit dans l’épaisseur du film et pour le supprimer il faudrait non seulement le détruire, mais avec lui les autres souvenirs, les temps et les lieux, d’autres souvenirs qui l’accompagnent sur la bobine. Détruire une histoire et un récit.
Contrairement au rouleau de pellicule, qui a une mesure, un début et une fin, des délais, la photographie numérique, en offrant sur le terrain même la possibilité de l’affichage d’une mosaïque d’image, représentation de toute la session de prise de vues (et avec elles éventuellement celles de sessions précédentes), renforce sa transformation d’outil de création d’images individuelles et remarquables pour devenir le lieu d’un flux. Le jugement et la comparaison ne sont plus nécessairement faits à tête reposée, dans le silence et la solitude du labo, mais bien sur le terrain même de la prise de vue. Tout de suite, tout le temps. Suppression !
Avec le ralenti, les touches « Retour » (rewind) ou « Annuler édition », Ctrl-z, c’est un autre paquet d’illusions qui viennent nous frapper.
Le temps serait réversible. Et la présence au monde ne serait plus essentielle. Ais-je manqué la vision d’un but au football : rewind ! Le journal télévisé : rewind ! Ni le temps (je n’étais pas attentif), ni l’espace (je n’étais même pas dans la pièce) n’ont plus d’importance. Balayés la patience d’un Henri Cartier-Bresson, dansant autour de ses modèles jusqu’à « l’instant décisif », ou celle d’un Willy Ronis, présent et attentif au point qu’il se souvenait de toutes ses photos et des circonstances de « Ce jour là »[45]. « La nausée » de Sartre n’a plus de sens avec son « tout ce qui n’était pas présent n’existait pas ». Passé, présent, futur font partie d’un même flux digital enregistré en permanence et partout[46].
Mais (ctrl-z !) il y aurait aussi moyen de le corriger. Et la photo que je prends maintenant n’a pas vraiment d’importance. Elle sera doublée. Triplée. Et du hasard de la répétition surgira sans doute la réussite. Ou, adviendrait-il que le réel se montre particulièrement indiscipliné, le laboratoire numérique a les moyens de contraindre l’image. Et avec elle, le futur regard du spectateur pour la confrontation à cette représentation du passé que le photographe moderne s’en sera fait.
Un état intéressant
Comme le touriste/enfant qui attend au bord du précipice le retour de l’écho… le photographe analogique attend à la porte du labo celui de quelque chose qui s’est déjà produit. Et ailleurs. Mais l’attente n’est-elle pas ce qui fait le charme de l’écho ? Et plus longue est cette attente, plus long le son est-il à venir, la joie du touriste/enfant n’en est-elle pas d’autant plus grande ? L’essence du plaisir n’est-elle pas, justement, dans la qualité d’une attente nouvelle plutôt que dans le retour attendu d’un cri ou d’un reflet que l’on connaît déjà ?
La photographie argentique a aussi les temps d’une gestation. Subitement, mais durablement, et du fait d’un photographe/parent, le film est gros de ses images, que seul un accouchement dans les lieux réservés à cet usage mettra au monde. Et, quel que soit le résultat de l’attente, n’y a-t-il pas dans ce temps de grossesse un « état intéressant », comme le dit l’euphémisme populaire ? Une joie des corps et des âmes saturées de nouvelles hormones. Ou la douleur et les écœurements du trop plein, de l’ingérence d’une réalité intruse. La saleté, ou la honte qui suit le viol. Le photographe n’est-il pas, dans tous les cas, gros de cet appareil qui lui pèse sur le ventre. Promesse plus que garantie de parenté d’un futur imagé ; déjà présent ; encore craint ou espéré… Gros de lui-même et de ces images dont il n’enfantera peut-être jamais… Gros quand même !
L(‘)at(t)ente n’est-elle pas ainsi l’axe et le cœur d’une certaine photographie ?
Charles Lemaire / Cortil-Noirmont / 2010-2011
[1] Ce titre est celui d’un blog (http://image-l-attente.blogspot.com) commencé en 2010 par l’auteur ; deuxième volet d’un projet sur l’image latente dont le présent article constitue le troisième.
[2] Plus essentiellement – dans mon expérience encore – une manière de regarder le monde que celle de le donner à voir. Mais, ne poussons pas les limites trop loin. L’art photographique a au moins autant besoin de la photographie que des photographies pour exister.
[3] "(...) Le dispositif (…) renforce ma sensation d'être présent, d'être là au moment de la prise de vue. Cela m'importe beaucoup plus que de ressentir un avoir-été là lorsque, ultérieurement, je considère, dans la photo développée, le souvenir de la prise de vue faite. (...)" Jacques Vilet / Conversations avec Yvonne Resseler / Editions Tandem / 2002
[4] Le Roland Barthes de « La chambre claire » s’est posé exactement à l’autre extrême sans que cela ne pose aucun problème moral ou intellectuel à ses lecteurs. Nous partagerons donc la même charge d’incompétence et de mauvaise foi. « Je ne pouvais rejoindre la cohorte de ceux (…) qui traitaient de la Photo-selon-le-Photographe. Je n’avais à ma disposition que deux expériences : celle du sujet regardé et celle du sujet regardant. » Roland Barthes / La chambre claire, note sur la photographie / Cahiers du cinéma, Gallimard, Seuil / 1980 / p24
[5] Carte bancaire ou carte d’identité électronique sont ainsi des outils merveilleux, pour autant que les terminaux, leurs codes et leurs mécanismes de communications, fonctionnent. Qu’un seul élément vienne à manquer, ils deviennent sourds, muets et aveugles. Comme d’autres, je m’inquiète de ce qu’il restera de la mémoire photographique du temps présent dans un siècle.
[6] "Picasso knew that each time we look something is different. There is so much there but we're not seeing it. That's the problem" cité dans Mother I, Yorkshire Morrs, David Hockney, August 1985
[7] "Ce que l'on devrait se demander devant l'immobilité ou le suspens de l'image, c'est: de combien de temps une photographie se souvient-elle ?" Jean-Christophe Bailly / L'instant et son ombre, essai / Seuil / Fiction et Cie / p54
[8] Eadweard Muybridge (1830-1904), dont chacun connaît, au moins de vue, les travaux de décomposition du mouvement, humain et animal.
[9] Avec le cinéma qui en est sur ce point, techniquement, une variation.
[10] L’acte de prise de la photo est d’ailleurs plus souvent associé à l’ouïe (« Clic, Clac, Kodak ! ») et au mouvement (« Le petit oiseau va sortir ! ») que strictement à celui de la vue et, comme l’écrit Roland Barthes, « Pour moi, l’organe du Photographe, ce n’est pas l’œil (il me terrifie), c’est le doigt : ce qui est lié au déclic de l’objectif, au glissement métallique des plaques (…) » (Roland Barthes / La chambre claire, note sur la photographie / Cahiers du cinéma, Gallimard, Seuil / 1980 / p32)
[11] Raymond Depardon a photographié en ce début de 21ème siècle « La France » avec une monumentale chambre technique, utilisant des films de 20x25cm ; rare en Europe, cette pratique de la photographie grand format n’étonne pas le public des Etats-Unis, qui sait ce qu’il doit – pour la constitution de sa propre image - à Ansel Adams et à ses successeurs.
[12] Grâce surtout à la présence de très nombreux laboratoires dans les villes. La question de la transmission des images avait déjà été réglée des 1907 par le bélinographe.
[13] Etrangement, le terme de latence y a trouvé une nouvelle existence, pour exprimer désormais le temps (insupportable si l’on consulte les différents forums de discussion de l’internet) qui sépare la pression sur le déclencheur et la prise de vue ou d’ailleurs tout délais d’un dispositif technique.
[14] Nadar / Quand j'étais photographe / 1900 pour l'édition originale / Babel / Actes Sud 1998
[15] "The old-timers started out with a Speed Graphic with one holder and two pieces of film. They knew how to wait for that precise moment, or peak of action, and bring back the picture. Today’s kids come in with a motor drives, and they’re taking movies..." / Arnold Drapkin in Professional photographer's survival guide par Charles E. Rotkin
[16] "Can I visualize a print - my own personal statement of what I feel and want to convey - from the subject before me?” Pour Ansel Adams, visualiser n’est donc pas seulement regarder la chose, mais bien y voir la future photographie qui sera produite.
[17] La question essentielle n’étant pas ici de savoir si oui ou non le photographe numérique visualise la scène avant de la photographier, mais bien l’existence (et la possibilité souvent exploitée) d’un feedback analogique immédiat de l’opération. Enrichie encore sur les appareils récents par toute une batterie d’analyses numériques de l’image.
[18] Pour des photos prises un quart de siècle auparavant. Que d’attente à nouveau !
[19] Voir par exemple le catalogue de l’exposition du GNAM, « Donna : avanguardia femminista negli anni ’70 dalla Sammlung Verbund di Vienna » / Electa / 2010
[20] Des sites comme APUG (Analog photography user group / http://www.apug.org) témoignent de la vivacité de ce mouvement alors que l’ouverture rapide au numérique de magazines comme « Black and White photography » (http://www.bandwmag.com) au numérique et à la photographie couleur (http://www.color-mag.com) sont remarquables.
[21] Il faut noter d’ailleurs que la photographie analogique a déjà très bien intégré le « laboratoire numérique » en concentrant le plus souvent son originalité sur l’étape de la prise de vue, et transigeant sur la production des images finales, par la numérisation des films (négatifs ou positifs).
[22] Ou plus exactement 8x10 pouces, soit environ 20x25cm.
[23] En Europe francophone, le site « Galerie Photo » (http://www.galerie-photo.com) est le lieu principal de la vie de ce mouvement.
[24] http://www.the-impossible-project.com
[25] Serge Tisseron / Le mystère de la chambre claire, photographie et inconscient / Champs arts / Paris / 1996 / p57
[26] "Perhaps most intriguing of all is that it is possible to photograph what is impossible for the human eye to see - cumulative time." / Michael Kenna - in "PhotoWork Interview" - Premiere Issue 1997 / Vol. 1 No. 1 by Dean Brierly
[27] "(...) I also started using long exposures. It's always a kind of a mystery what the image is going to actually look like - whether it will turn out the way I imagine it. There's no way of slowing down your mind to see the water as it will appear with a long shutter speed. (...)" / Source: Amy Evans, portrait by Scott Smith / 2010 portfolio contest selection / Black & White magazine for collectors of fine photography / issue 78 / oct 2010 / p82
[28] http://www.flickr.com/photos/mlelao
[29] Jean-François CHOLLEY / http://gemelli.over-blog.com/article-33611684.html
[30] Les adeptes du digital pourront construire la même perception à l’égard de leur « laboratoire numérique ».
[31] http://alain-marsaud.com/affiche_image.php?id=102&format=normal ; "(...) mes images sont plutôt des formes réceptacles sur lesquelles viennent s’accrocher en agrégats plus ou moins disparates ou en présence immatérielle d’autres images, d’autres expériences (...)"
[32] http://www.hadjithomasjoreige.com
[33] http://www.davidg.ch/files/de_memoire_davidg.pdf
[34] http://vivianmaier.blogspot.com et http://www.vivianmaierphotography.com
[35] La question a été posée par l’auteur de cet article aux détenteurs de l’essentiel des films de Vivian Maier qui se déclarent séduits par l’idée de conserver au moins une bobine à jamais non-développée.
[36] http://www.vincentmicoud.fr
[37] Sunburned GSP, http://www.chrismccaw.com
[38] Le Dilettante, 2007
[39] La photographie lente fait d’ailleurs l’objet d’un autre blog par l’auteur de cet article : http://photographielente.blogspot.com
[40] Le dernier dimanche d’avril / http://www.pinholeday.org
[41] http://www.nonphotographyday.com
[42] Pierre Assouline in Cartier-Bresson l'Œil du siècle / Gallimard Folio / 2006 / p336
[43] Avec les technologies modernes (wifi et Internet) une photo (prise dans une manifestation sportive en particulier) peut être livrée au journal quelques minutes après l’événement qu’elle représente.
[44] Bien que ce genre de diagnostic se répète avec une régularité étonnante (voir par exemple les réflexions pessimistes des professionnels dans les années 60 dans l’ouvrage de Pierre Bourdieu et L. Boltanski, R. Castel, JC Chamboredon / Un art Moyen, essai sur les usages sociaux de la photographie / deuxième édition / les éditions de minuit / 1965)
[45] Willy Ronis / Ce jour là / Folio / 2006
[46] L’histoire judiciaire récente nous démontre d’ailleurs l’importance de l’omniprésence des caméras numériques dans l’espace public pour remonter dans le temps et y servir d’accusateur ou d’alibi définitif.
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